Les nouvelles règles du jeu : acte 1

Après avoir longtemps soutenu de manière dogmatique que la réception tacite « nécessitait la preuve d’une volonté non-équivoque du maître de l’ouvrage de recevoir l’ouvrage », c’est-à-dire en se basant bien souvent sur des critères subjectifs, la Cour de cassation a redéfini les règles en indiquant désormais que : « le paiement de l’intégralité des travaux d’un lot et sa prise de possession par la maître de l’ouvrage valent présomption de réception tacite » (Civ.3ème, 30 janvier 2019, n°18-10.197).

Autrement dit, la réception tacite est désormais déduite par présomption simple, dès lors que le maître d’ouvrage a :

  • Payé l’intégralité des travaux,
  • Pris possession de l’ouvrage.Ainsi, si le maître d’ouvrage (ou tout autre intéressé) prétend qu’il n’y a pas eu de réception tacite, il lui appartient alors d’apporter des éléments de preuve justifiant que l’ouvrage n’était soit pas réceptionnable, soit que le maître d’ouvrage manifestait une opposition caractéristique à la réception de l’ouvrage.Cet arrêt a quelque peu modifié les règles, et au vu de plusieurs auteurs et praticiens, on a pensé que la Cour de cassation allait revenir à sa position plus classique, plus subjective, c’est-à-dire un système sans présomption simple. 

Les nouvelles règles du jeu : acte 2


Or, loin de revenir sur cette solution nouvelle, la Cour de cassation a par un arrêt du 18 avril 2019, apporté deux précisions bienvenues : « la prise de possession de l’ouvrage et le paiement des travaux font présumer la volonté non-équivoque du maître de l’ouvrage de le recevoir avec ou sans réserves ».Ainsi, la Cour de cassation n’exige plus le paiement de l’intégralité des travaux, mais leur seul paiement (ce qui semble indiquer une tolérance, notamment sur la retenue de garantie).
Ensuite, la présomption de réception simple n’exclut pas la possibilité de réceptionner l’ouvrage avec réserves.
Enfin, rien ne semble non plus interdire une réception expresse sur certains lots d’un ouvrage, et une réception tacite sur d’autres lots de ce même ouvrage.

Cette possibilité est solidement établie depuis plusieurs années, avec pour seule limite, l’impossibilité de refuser la réception de certains éléments concernant ce propre lot.

En clair, le système actuel semble permettre une réception tacite de l’ouvrage en entier, ou des lots en entier. 

Des règles nouvelles avec des conséquences nouvelles

Outre les bénéfices significatifs propres à la réception par le maître d’ouvrage, il faut ajouter quelques avantages non négligeables en termes de responsabilité.

En premier lieu, et compte-tenu à la fois des délais pour agir, et du retard qui peut être pris par un maître d’ouvrage pour porter une réclamation, le maître d’œuvre peut espérer échapper au délai d’un an de la garantie de parfait achèvement, ce qui n’est pas négligeable.

On peut espérer bénéficier du même avantage pour la garantie biennale, mais évidemment, le délai étant plus long, il est moins probable qu’il vienne à son terme avant que le maître d’ouvrage ne se manifeste.

En deuxième lieu, s’il est possible de retenir une réception tacite avec réserves, il restera à la charge du maître d’ouvrage de prouver qu’il avait dénoncé ces réserves au moment de la réception.

En troisième lieu, toujours sur le point des réserves, l’appréciation du caractère apparent d’un désordre tendra plutôt vers une appréciation objective de ce qui pouvait (ou devait) être considéré comme apparent au moment de la réception tacite.

Il faut en effet rappeler que les désordres non-dénoncés et apparents sont supposés être acceptés par le maître d’ouvrage. 

Des règles logiques et pertinentes

On peut évidemment s’interroger sur ce nouveau système de présomption de réception, et le trouver très sévère à l’égard du maître d’ouvrage.

Pourtant, il répond à un besoin de logique et de pertinence, dans un monde de plus en plus normé.

En effet, pourquoi devrait-on refuser de reconnaître une réception tacite lorsque le maître d’ouvrage règle le marché et occupe les lieux ? Il est parfaitement logique de retenir une réception tacite et il ne devrait y avoir rien d’autre à prouver, ce serait tout autant fastidieux que superfétatoire.

Ainsi, on pourrait en revenir à l’ancien dicton, et qui est tout à fait adapté ici : « Qui ne dit mot, consent. ». 

L’approche traditionnelle : le cloisonnement

Le principe a longtemps été celui du cloisonnement des responsabilités, entre ce qui était propre à un ouvrage et ce qui ne l’était pas.

On retenait que ne pouvaient relever de la responsabilité décennale que les désordres survenus sur un ouvrage, au cours de la réalisation de cet ouvrage, et non après.

Ainsi, dès qu’on dépassait le cadre de l’opération de réalisation de l’ouvrage, celui-ci devenait un « existant », et les éventuelles interventions postérieures ne pouvaient être qualifiées que de « travaux sur existants », insusceptibles en principe de recevoir eux- mêmes la qualification d’ouvrage.

Ces travaux sur existants étaient considérés comme ne pouvant faire l’objet que de la responsabilité contractuelle : ils n’appartenaient pas à l’opération de construction de l’ouvrage et en étaient distincts.

La Cour de cassation refusait fermement toute tentative d’assimiler ces menus travaux à des cas de responsabilité décennale, et l’expliquait logiquement :

D’une part, de manière très générale, ces menus travaux ne pouvaient pas se voir appliquer une responsabilité décennale puisqu’ils n’intervenaient pas sur un ouvrage, critère et condition sine qua none,

D’autre part, dans les cas où ces travaux impliquaient la pose nouvelle d’éléments d’équipements dissociables, la Cour de cassation considérait qu’il s’agissait d’éléments d’équipement dissociables qui n’étaient qu’adjoints à un ouvrage existant.

Elle l’avait ainsi retenu pour un système de climatisation adjoint à un ouvrage existant (Civ. 3ème, 10 décembre 2003, n°02-12.215) parfaitement dissociable de l’existant, mais aussi pour un revêtement d’isolation (Civ.3ème, 18 janvier 2006, n°04-17.888) appliqué sur de l’existant mais qui en soi, aurait pu être considéré comme indissociable (on retire plus facilement un climatiseur qu’un revêtement d’isolation).

Conséquences pratiques

Concrètement, cette position de la Cour Suprême avait deux impacts majeurs.

D’une part, la prescription était non pas de dix ans à compter de la réception, mais de cinq ans après la fin de la prestation.

La logique voulait en effet que seule la prescription quinquennale pouvait s’appliquer, puisqu’il s’agissait d’une responsabilité contractuelle fondée sur le droit commun.

D’autre part, en matière assurantielle, ces cas de responsabilité étaient rarement couverts et l’obligation assurantielle était moindre.

En effet, puisque cette responsabilité ne pouvait être décennale, l’entrepreneur qui limitait ses interventions à des éléments d’équipements dissociables ou qui ne concevait pas d’ouvrage, n’était plus obligé ni civilement, ni pénalement de souscrire une assurance décennale (qui de toute façon n’aurait jamais eu à s’appliquer).

On pensait la distinction bien établie, mais cette pratique du cloisonnement n’a pas réussi à résister à l’épreuve du temps puisqu’elle a été remise en question par l’évolution de la jurisprudence de ces dernières années.

D’abord, la jurisprudence a retenu une conception très large de la qualification d’ouvrage.

Ainsi, la notion d’ouvrage a été plus facilement retenue lorsque les travaux étaient importants, ou qu’ils étaient d’une envergure particulièrement.

Autrement dit, ce qui n’était pas considéré comme un ouvrage il y a quelques années l’est devenu au fur et à mesure du temps.

C’est pour cela que certains travaux sur existants ont pu être considérés comme un ouvrage propre à part, et donc ouvrir la voie à d’éventuels cas de responsabilité décennale.

Le risque de voir le cloisonnement remis en cause s’est accentué, jusqu’à prendre complètement effet avec une série d’arrêts apparus dès 2017.

La primauté de l’impropriété à destination de l’ouvrage

Par de très nombreux arrêts initiés par l’arrêt Civ.3ème, du 15 juin 2017, n°16-19.640, la Cour de cassation a totalement modifié la donne pour les existants.

La Cour a retenu que : « les désordres affectant des éléments d’équipement, dissociables ou non, d’origine ou installés sur existant, relèvent de la responsabilité décennale lorsqu’ils rendent l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination ».

Ainsi, la Cour de cassation a reconnu qu’un élément d’équipement dissociable de l’existant sur lequel il était installé, pouvait être à l’origine d’une application de la responsabilité décennale s’il entraînait l’impropriété à destination de l’ouvrage en son entier.

En clair, un insert posé sur un existant est-il à l’origine d’un incendie qui détruit l’appartement ? La Cour de cassation retient que l’incendie a rendu l’ouvrage impropre à sa destination et considère qu’il s’agit d’un cas de responsabilité décennale (Civ.3ème, 20 avril 2017, 16-13.603 ; et confirmé récemment par Civ.3ème, 7 mars 2019, n°18-11.741).

Un simple revêtement de sol sur existant d’un lot commercial est affecté de désordres qui le rendent inesthétique ? La Cour de cassation considère que l’atteinte l’esthétisme est aussi une atteinte à la destination de l’ouvrage (Civ.3ème, 29 juin 2017, n°16-16.637).

Le remplacement d’un système de chauffage d’une habitation est établi comme « totalement inadapté » et « aberrant » par un expert judiciaire ? La Cour de cassation considère ici tout à l’inverse que cela ne rend pas l’ouvrage impropre à sa destination, l’inconfort ressenti n’étant pas de nature à rendre les lieux inhabitables (Civ. 21 mars 2019, n°18-12.442).

En fait, là où la Cour de cassation se fondait antérieurement sur des critères objectifs, elle s’est aujourd’hui saisie d’un critère subjectif, celui de l’impropriété à destination de l’ouvrage.

En effet, personne n’est aujourd’hui en mesure de dire ce qu’est ou ce que n’est pas l’impropriété à destination de l’ouvrage : tout dépend de l’appréciation qui en est faite, ce qui introduit un aléa supplémentaire dans chaque dossier ce qui est peu souhaitable.

On peut ainsi y déceler une volonté de la Cour de cassation d’étendre le champ d’application de la responsabilité décennale au nom de l’indemnisation nécessaire des victimes ce qu’une assurance obligatoire permet.

Conséquences assurantielles

La détermination d’une solution assurantielle proposée à un assuré dépend des réponses qu’il apporte à un questionnaire de déclaration du risque.

C’est à l’issue de ce questionnaire de déclaration du risque que l’assureur détermine l’aléa encouru, c’est-à-dire l’éventualité qu’un sinistre se manifeste ou ne se manifeste pas.

Cette étude du risque est réalisé sur la base de travaux statistiques, et sur l’historique de sinistralité de l’assuré, qui permettent de déterminer – fidèlement – l’aléa qu’accepte de prendre en charge l’assureur.

Or, en intégrant ce cas spécifique de responsabilité, on créée une difficulté supplémentaire.

En effet, si le risque n’est apprécié que par le coût des opérations habituelles menées sur les existants, c’est sous-évaluer les conséquences d’une impropriété à destination de tout l’ouvrage né d’un désordre sur cet existant.

A l’inverse, surévaluer par précaution le risque encouru par des travaux sur existants qui peuvent ne pas donner lieu à responsabilité, c’est engendrer une hausse des primes pour l’assuré dont le bénéfice ne serait pas immédiatement perçu.

On peut en définitive comprendre le souhait des magistrats de catégoriser des sinistres non-décennaux en décennaux, pour permettre une meilleure couverture assurantielle, mais c’est au détriment des entrepreneurs mal ou pas assurés, qui risquent d’apprendre à rebours qu’ils auraient dû souscrire une assurance de responsabilité décennale alors que leur corps de métier n’y prédisposait originellement pas.

Par application de l’article 1792 du Code civil, alinéa 1, « tout constructeur d’un ouvrage est responsable de plein droit (…) des dommages, même résultant d’un vice du sol, qui compromettent la solidité de l’ouvrage ou qui, l’affectant dans l’un de ses éléments constitutifs, ou l’un de ses éléments d’équipement, le rendent impropre à sa destination. »

Le 2nd alinéa de l’article 1792 dispose qu’une telle responsabilité n’a pas lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d’une cause étrangère.

Après qu’une maison individuelle ait pris feu, à la suite d’un dysfonctionnement de la chaudière, le constructeur de maison individuelle a été condamné à indemniser le maître de l’ouvrage, par un jugement de première instance, confirmé en appel, au motif que le vice affectant la chaudière, élément d’équipement, n’était pas pour le constructeur de maison individuelle une cause étrangère exonératoire de responsabilité au sens de l’article 1792 du Code civil. C’est ce qu’a confirmé la Cour de Cassation, aux termes d’un Arrêt en date du 29 mai 2019.

Il s’agit de l’application d’une jurisprudence constante, la cause étrangère étant, par définition, un évènement imprévisible, extérieur et « irrésistible » (autrement dit insurmontable). Or, il a pu être jugé, à plusieurs reprises, s’agissant d’un vice de matériau, que nonobstant son caractère imprévisible, celui-ci n’était pas extérieur à l’ouvrage…

En résumé, on retiendra qu’un vice de matériau n’est jamais une cause d’exonération de responsabilité du titre de la garantie décennale.